LE SPROEÏTKEIR
Les substantifs les plus vulgaires prennent une ampleur imprévue, rien que quand il les fait précéder de MON, MA ou MES. Quand il dit MES auteurs, pour parler de ses romanciers favoris, on imagine tout de suite, par la seule façon dont il prononce MES, une assemblée de notoriétés littéraires peinant à écrire nuit et jour des chefs-d'oeuvre spécialement pour lui, soutenus dans leur lutte contre le Verbe par le seul espoir de lui arracher une approbation. Il dit : MON pays, MA vallée de la Meuse, MA bonne ville de Bruxelles, à la façon dont le concierge de maison cossue articule : NOTRE victoria, NOTRE piano à queue, NOTRE situation dans le monde. Quand il énonce : MON rhume de cerveau, on croit voir s'ouvrir l'Olympe. Il fait songer au ténor Peraldini, qui, la veille de ses débuts à Montpellier, proclamait au café A la Vue du Théâtre, entre deux absinthes-sucre : " Je ne connais que deux ténors en Europe qui aient un talent vraiment complet : le premier c'est Péraldini ; le second, c'est moi ! " Tout en m'expliquant que la totalité des habitants de la planète n'est composée que de crétins, à part lui — et vous, a-t-il ajouté avec un fin sourire, un geste de divine mansuétude dont je lui saurai gré toute nia vie — mon ami le sproeïtkeir remuait la tête comme un cheval de corbillard agacé par le panache de première classe. Il me parla de ses relations et me proposa de les mettre à mon service. Il m'offrit successivement son estime, la clef des coulisses de l'Opéra, la copie d'une lettre de bonne encre qu'il venait d'adresser à Ed. Picard, " lequel n'en mènerait pas large ", une cigarette, la main de la soeur de la princesse Claire, un postillon, un tuyau sur l'emprunt russe, la dernière fusée du feu d'artifice d'esprit qu'il avait tiré la veille à la réception de Mme de Smet de Naeyer ; des capitaux pour fonder un journal qui mettrait en moins de deux mois le Soir dans le shnott anglais, les palmes académiques, encore un postillon, sa photographie, une invitation pour le prochain bal de l'échevin des travaux publics, et, pour finir, un bock. En échange, il ne me demandait que mon admiration. Je lui répondis qu'elle lui était acquise sans cela et je déclinai le bock. Je me défilai après qu'il m'eut touché les phalanges, ce qu'il fit d'une main noble et molle, démanchée au bout d'un bras horizontal, une patte condescendante, offerte en baise-main. Je le vis entrer à la Royale ; il déplaça trois chaises, bouscula le porte-allumettes, déposa son pardessus sur une table à droite, son chapeau sur une table à gauche, tendit sa canne au garçon, qui se multipliait avec une déférence souriante ô combien ! s'épandit sur toute la largeur de la banquette, les jambes allongées de façon à obliger les consommateurs à faire un crochet pour passer devant lui, salua d'une grimace cordiale des gens qui semblèrent étonnés, se recueillit, rentra brusquement en soi-même, l'oeil fixe et presque farouche, laissa longuement poireauter le garçon qui lui demandait ce qu'il désirait prendre ; se délabyrintha enfin de l'effroyable lacis de ses pensées pour faire tomber négligemment de ses lèvres désabusées de tous les baisers, un : " Ce que vous voudrez ! " ; mit ensuite sur son front l'index de sa sénestre, non sans avoir bien dégagé le poignet ployé en col de cygne, assura ainsi la pose du savant qui réfléchit sur la couverture du Je sais tout, congédia de sa dextre le garçon toujours perplexe — et s'abîma de nouveau dans ses réflexions, remuant sans doute un monde, réglant peut-être les destinées d'un empire. Ce fut à ce moment que, dans le Passage, un ketje qui, depuis deux minutes, le dévisageait, — le bout rond de son nez écrasé contre la glace de la porte et devenu, par la pression, exsangue et pareil à une cerise blanche, — cria, d'une voix joyeuse, éclatante et canaille : Sproeïtkei-eir ! Le KajoubereirPour une mokke on dira Kajouberess. On distingue le kajoubereir vulgaire et le kajoubereer esthète. Le premier est un simple professionnel. Il se contente de fouiller de son crochet les bacs à ordures ; il fait le tri de ses aubaines : ici, il agrippe une pomme aux trois quarts pourrie, il détache le quart demeuré comestible, et le fourre dans une poche de son pantalon, pour régaler son petit dernier ; là, il cueille un ruban qu'il met dans l'autre poche, à l'intention de sa crotje; plus loin, il détache d'un débris de chapeau de femme une plume qu'il met à sa casquette. Mais le kajoubereer ressant esthète est autrement intéressant. Celui-ci est un dilletante en reliefs, une sorte de licencié ès-détritus. Jef Krollekop, un essayiste de bonne marollianité, a fixé la physiologie du kajoubereer esthète. Le champ d'action de celui-ci dépasse de beaucoup les quatre planches du schramoelenbak. Guidé par son odorat, il avise, à la vesprée, la maison où l'on bouffe bien, s'accroupit devant la fenêtre de la cuisine et entame des conversations avec la cuisinière : — Oie, oïe, oie, que ça est proper ici, s'écrie le kajoubereir, on poudrait mangeï par terre ! Proficiat, compliments, madameke, saei-vous ! si vot mangeage il est si bon comme vot' plumage, ça doit janvermille être kermesse de chiquëi dans ce mison ! Ça j'ai toullimême jamais vu une cuisine si blinquant avec un cuisinière que ça est comme un rose qu'on a mettu dans un vase sur la chimenée. Huit fois sur dix, affirme Jef Krollekop, la cuisinière, encore plus naïve que le corbeau complimenté par le renard, invite le kajoubereir à repasser le lendemain pour profiter sur les reliefs du festin : le ragoût qu'elle lui réserve se nomme kajouberaa ou bazoef. Il y a de tout un peu "là dedans". Jef Krollekop prétend avoir relevé dans une portion de kajouberaa : une queue de sardine russe crêtant une tête de chapon ; une cuisse de poulet enveloppée dans une écorce d'orange ; un jaune d'oeuf écrasé sur une tranche de jambon ; un biscuit anglais incrusté d'un morceau de truffe fraîche ; de la choucroute entortillée dans du macaroni; une patte de homard présentant le squelette d'une grappe de raisin, etc , etc. Disons-le, car, dans ces études prises sur le vif, il faut savoir tout dire : le kajoubereir est peu reçu dans la haute société bruxelloise ; quand il a l'imprudence de se présenter dans les salons du Quartier Léopold, il y est généralement accueilli comme un cochon dans la cuisine d'un juif. Zievereer, Krott et Cie, Architek. Baedeker de physiologie bruxelloise. Editions Corporate Copyright
Curtio (Georges Garnir) Croquis de Gustave Flasschoen et Amédée Lynen
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